C’est le baiser mortel du dragon. La première bourse de cryptomonnaies mondiale, Binance (20 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2021 selon Bloomberg), va racheter son rival américain FTX dans une opération de sauvetage qui ressemble davantage à un coup de poignard dans le dos. L’opération, annoncée mardi, est la plus grosse consolidation à date dans le secteur, mais c’est surtout une énorme surprise.
Non seulement parce que les deux fondateurs étaient à couteaux tirés depuis quelque temps sur Twitter, mais aussi car FTX, dix fois plus petit que Binance mais devenu numéro trois mondial du secteur en volume de transactions (derrière Coinbase) en seulement trois ans d’existence , était considéré comme le challenger le plus en vue du secteur depuis le début de “l’hiver crypto” cette année.
Révélations sur le capital d’Alameda Research
Le monde des cryptomonnaies est habitué aux rebondissements, mais là le scénario est digne d’une série Netflix. L’empire du milliardaire Sam Bankman-Fried (SBF), qui n’a jamais aussi bien porté son nom, s’est écroulé en seulement trois jours.
Tout a commencé par un article publié le 2 novembre par le média spécialisé CoinDesk, qui a révélé que le capital d’Alameda Research, le hedge fund fondé par Bankman-Fried en 2017, était composé à 40% de FTT, le jeton de la plateforme FTX, également fondée et contrôlée par “SBF”. 5,8 milliards de dollars précisément, selon les chiffres de Coinmarketcap rapportés par TechCrunch, soit près du double de la capitalisation du FTT. Autrement dit, un actif très très peu liquide. Pour être encore plus clair, le risque de liquidité était très important pour Alameda en cas de baisse des cours du FTT.
Au-delà de ça, ce lien incestueux était évidemment suspect : cela revient à capitaliser une société avec les actions d’une autre société détenue par la même personne, sans en informer les actionnaires. Autant imprimer directement des billets de banque et jurer qu’ils ont une valeur intrinsèque.
Binance, le partenaire maléfique
À la suite de cette révélation, le patron de Binance a annoncé dimanche 6 novembre qu’il allait vendre ses FTT, pour 529 millions de dollars. FTT qu’il avait acquis en revendant en 2021 ses parts dans FTX à la société, dont il était l’un des investisseurs précoces. Le cours du FTT a chuté très rapidement en conséquence, et plus il chutait, plus les investisseurs retiraient leurs capitaux, menaçant FTX d’insolvabilité. Sur un compte l’équivalent de 6 milliards de dollars de retraits en 72 heures selon Reuters. Les investisseurs ont peur de subir le même sort que ceux de Celsius et Voyager Digital.
SBF a bien essayé de défendre le FTT en vendant d’autres actifs pour racheter ses FTT, en vain. Mardi matin, FTX gelait les retraits sur sa plateforme pour mettre fin au “ruée vers la banque“.
Arès avoir mis FTX KO, Binance est revenu avec un brancard sous la forme d’une lettre d’intention pour racheter l’entreprise. Les détails de l’offre ne sont pas communiqués, mais on sait que cet accord est non contraignant. L’opération pourrait encore capoter, en fonction des résultats de la vérifications nécessaires. De plus, étant donné les privilèges entre Binance et la Chine, l’autorité américaine pourrait mettre des bâtons dans les roues à ce rachat, bien que FTX soit installé aux Bahamas. FTX US est une entité séparée.
Lors de sa dernière levée de fonds début 2022, FTX était valorisée 32 milliards de dollars, mais il ne fait aucun doute que celle-ci est désormais plus proche de zéro (considérant la rapidité de la signature de l’accord, et la situation) .
La chute de l’empire FTX
Ironie du sort, FTX faisait depuis cette année figure de consolideur du marché. Lorsque la contagion a entraîné la banqueroute de plusieurs plateformes après la chute de Luna suite à un autre ruée vers la banque, FTX s’est présenté comme un chevalier blanc en prêtant 250 millions de dollars à BlockFi, et en rachetant les actifs de Voyager Digital via Alameda Research. Des opérations qui ont valu à Sam Bankman-Fried le nom de “JP Morgan de la crypto”, en référence au banquier qui a donné son nom à la banque américaine. Selon Bloomberg, il aurait donné l’équivalent de 1 milliard de dollars en cryptomonnaies à des rachats et des investissements cette année (dont Aptos, la blockchain des anciens de Diem, et 30% du fonds d’investissement SkyBridge Capital).
L’épilogue de FTX marque la chute du golden boy qui murmurait à l’oreille des régulateurs, et qui déclarait en 2021 qu’il n’excluait pas de racheter un jour Goldman Sachs. Le trentenaire était connu pour ses prises de position en faveur d’une industrie de la crypto plus régulée et pour une meilleure gouvernance, ce pour quoi il faisait du lobbying à Washington. Il était également donateur pour le parti démocrate.
C’est d’ailleurs en réaction à ces prises de position que Changpeng Zhao, dit “CZ”, le patron de Binance, un dimanche expliqué 6 novembre sur Twitter pourquoi il avait décidé de liquider ses tokens FTT : “Nous l’avons soutenu par le passé, mais nous n’allons pas prétendre que nous ferions l’amour après le divorce. Nous ne sommes contre personne. Mais nous n’appuierons pas des gens qui font du lobbying contre leurs concurrents dans leur dos.”
Un monde de plus en plus centralisé
L’annonce du rachat de FTX par Binance a déstabilisé le marché des cryptomonnaies. Le bitcoin a dévissé de plus de 10%, atteignant son plus bas niveau depuis novembre 2020, et Solana, soutenu par SBF, a cédé 30%. Au-delà des conséquences immédiates, cet événement pose à nouveau la question de la transparence dans l’industrie crypto. Ni le capital, ni les réserves de FTX et Alameda Research ne sont connus des investisseurs en dehors de ce que veulent bien en dire leurs dirigeants. Ces plateformes sont des boîtes noires.
On retient par ailleurs qu’avec cette consolidation, le marché des plateformes de trading centralisées est de plus en plus centralisé, creusant encore un peu plus le gouffre entre les idéaux de décentralisation des cryptomonnaies et la réalité, qui est celle d’un capitalisme débridé avec des intermédiaires aux comportements prédateurs qui sont au moins aussi critiquables que dans la finance traditionnelle. Et c’est sans rentrer dans les actes purement crapuleux qui pullulent dans le secteur.
Enfin, il reste à voir si cet événement aura une incidence sur le cours du projet de régulation du secteur aux États-Unis, dans la mesure où Sam Bankman-Fried a joué un rôle de conseil pour le Digital Commodities Consumer Protection Act (DCCPA) , impulsé par le Sénat et que certains espéraient voir passer après les élections de mi-mandat qui se déroulent cette semaine.
Sélectionné pour vous