“Au premier trimestre 2022 ce sont 5 milliards d’euros qui ont été levés, soit presque deux fois plus qu’au premier trimestre 2021”, constate Franck Sebag, associé EY & Associés en charge du secteur Fast Growing Companies. Une dynamique largement portée par les levées de fonds de Qonto (486 millions d’euros), Back Market (450 millions d’euros) et Doctolib (400 millions d’euros).
Toutefois, Y Combinator, l’un des plus célèbres fonds en amorçage de la Silicon Valley, a conseillé aux fondateurs de son portefeuille de “se préparer au pire”. Il a demandé aux start-up de réduire les dépenses et de se concentrer sur leur rentabilité en expliquant que les levées de fonds allaient être plus compliquées à réaliser dans les mois à venir. Quand est-il en France ? Depuis le 31 mars, Franck Sebag constate “un ralentissement qui est très corrélé aux situations économiques et géopolitiques.”
Ralentissement des grosses levées
Un phénomène confirmé par Nicolas de Witt, avocat expert du private equity et du M&A, associé au sein du cabinet Taylor Wessing, qui parle “d’un marché français en ébullition” sur l’année 2021 que ce soit en termes de levée de fonds, de valorisation, de nouveaux investisseurs entrants et notamment étrangers, etc. « les marchés financiers ont commencé à vaciller et les valeurs technologiques ont baissé entraînant un petit frein dans les investissements » dès janvier. Des géants technologiques comme Netflix et Shopify ont d’ailleurs vu leur valorisation réduite.
“Tension sur les prix, inflation, taux qui remontent, actions en baisse, cryptomonnaies en baisse… Ce cycle baissier n’est pas lié au sous-jacent de la Tech mais à des données exogènes qui influent sur le secteur”, selon Franck Sebag. Cependant, le rythme des levées de fonds en Seed ne baisse pas. De même pour les levées en Série A pour qui la dynamique reste bonne. Ce sont les levées sur les gros tours qui se font moins nombreuses puisque la question de l’exit va se poser pour les fonds. “Ce ralentissement est dû à la baisse des valorisations des sociétés technologiques en bourse, ce qui effraie les fonds”, affirme Nicolas de Witt.
Une baisse logique des valorisations
La baisse des valorisations s’explique assez simplement. Une des principales méthodes utilisées est celle du comparable : une start-up va se valoriser selon la valorisation de sociétés similaires cotées en bourse. Par exemple, les comparables d’une start-up dans le SaaS sont valorisés 30 fois leur revenu récurrent. Donc si la bourse baisse, cela influera directement sur la valorisation des start-up du secteur.
“De manière plus prosaïque, et au regard des mécaniques d’investissement, il est logique que les valorisations baissent lorsque la bourse baisse”, ajoute Franck Sebag. Pour gagner de l’argent, les investisseurs réalisent une ‘sortie’. Ces dernières passent notamment par l’introduction en qui se fait plus rare. Donc les fonds gardent plus longtemps leur participation, les plus-values sont repoussées et il y a moins de liquidité. Franck Sebag évoque “l’effet attentif des investisseurs”.
La baisse des valorisations explique également la baisse des montants levés car pour une même dilution du capital, la levée est minimale. A noter que ce marché plus difficile pourrait laisser plus de place aux fonds français, sur les plus petites séries notamment. Les fonds étrangers pouvant être plus frileux, ou préférer se recentrer sur leur historique, les fonds français et européens pourront accéder à de belles opportunités en investissant dans des start-up avec des valorisations plus basses.
Inversion du rapport de force
Le système ne va pas se saisir puisque sur les trois dernières années, les fonds ont levé énormément et réalisé de nombreux investissements”, rassure Franck Sebag. Un constat que semble partager Mathias Ockenfels, General Partner chez Speedinvest : “Avoir de l’argent dans une période comme celle-ci permet de saisir de très bonnes opportunités“. Il ajoute qu’il “faut être précautionneux […]. Il faut voir quelles start-up sont les plus fortes, et demandent les plus fortes, pour continuer à les soutenir.”
Cela entraîne “un changement du rapport de force entre les entrepreneurs et investisseurs”, ajoute Franck Sebag. Si les entrepreneurs susceptibles d’imposer leurs conditions aux investisseurs, cela n’est plus le cas aujourd’hui. “Pour l’instant les investisseurs ne cherchent pas à récupérer le pouvoir ou récupérer des droits supplémentaires dans leurs opérations”, tempère Nicolas de Witt. Mais cela pourrait rapidement.
Des vagues de consolidations ?
Quant à la question d’éventuelles vagues de licenciements, Franck Sebag rappelle que les postes sont en tension dans l’informatique et l’intelligence artificielle, et que beaucoup de postes sont à pourvoir. “La guerre des talents est importante et de belles sociétés ont de l’argent, explique-t-il. La question est plutôt limitée à la croissance et non pas aux recrutements”. Il rappelle que le droit du travail en France et différents de celui aux États-Unis. Cependant, les premières vagues de licenciements se dessinent en Europe notamment dans les secteurs du commerce rapide et des fintech.
Dans ces deux secteurs, les start-up se multiplient ces dernières années et se concentrent sur la livraison rapide des cours à domicile et le paiement fractionné. Au-delà de la vague de licenciement, le contexte économique pourrait entraîner des vagues de consolidations. Certaines start-up, qui se retrouvent en position de force car elles ont levé des fonds, pourraient racheter leurs concurrents. Cela a déjà commencé dans le commerce rapide avec les acquisitions de Frichti et Cajoo par Gorillas et Flink.
Il convient également de rappeler, que de grandes sociétés ont vu le jour suite à des périodes de crise qui peuvent finalement entraîner l’innovation. Et ce d’autant plus que les fonds d’investissements pour les premiers tours de table sont bien développés en France et sont soutenus par la Bpifrance. Si les financements se tarissent, seules les start-up avec un business model suffisamment solide pourraient s’en sortir et, pourquoi pas, devenir les géants technologiques de demain.